ÉDUCATION - Philosophie de l’éducation

ÉDUCATION - Philosophie de l’éducation
ÉDUCATION - Philosophie de l’éducation

Dans le dernier quart du XXe siècle, la pensée de l’éducation prend position en fonction d’une triple référence: l’histoire ancienne et moderne des rapports entre éducation et philosophie dans la culture occidentale; la remise en question théorique et pratique de l’humanisme, liée à la domination contemporaine des sciences humaines et sociales sur la pensée; l’ardente et triviale obligation – solennisée dans l’imagination par l’approche du IIIe millénaire, mais dramatisée dans la réalité par la crise générale de la modernité – de parler d’un avenir de l’éducation dont aucun tenant des deux autres références n’est à même, pas plus d’ailleurs qu’il n’est en droit, de contrôler le discours.

Les éducateurs philosophes

La liste des «grands philosophes», de Platon à Kant, recoupe d’assez près celle des grands pédagogues. Cependant, l’écart entre les deux listes, joint à l’incertitude même de la désignation et du statut social du «philosophe», laisse apparaître un flottement instructif: théologiens et pasteurs d’âmes, apôtres de l’enfance, praticiens ingénieux ou illuminés se faisant les théoriciens plus ou moins heureux de leurs entreprises, tout un moyen peuple de penseurs ne manque pas de faire état de sa «science», parce que, de l’éducation, il s’est fait une «philosophie».

La filière marquante de la fin du XVIIIe siècle, qui va de Rousseau à Kant et à Pestalozzi, institue un parcours singulier où se conjoignent intuition et système, compassion et analyse, désir et vertu, critique et naïveté, utopie et médiocrité, et où s’avoue l’impossibilité de l’indifférence. Érigeant les êtres humains en sujets-acteurs de leur propre éducation, rendue sensiblement équivalente à leur destinée, ces penseurs assurent la modernité commençante dans sa fonction singulière: faire advenir l’éducateur, comme l’a montré Michel Soetard (1981). C’est le moment de l’histoire où la foi progressiste issue des Lumières permet aux nations occidentales d’interpréter comme une prise de risque bénéfique le pari de s’établir dans une modernité prospère. La quintuple révolution politique, économique, industrielle, scientifique et culturelle s’identifie désormais au cours même des événements. Elle incarne l’ambivalence de l’obstacle et du moteur. Elle séduit les esprits éclairés et les épouvante à la fois. L’émancipation devient la norme et hante les discours. Mais sa logique est perçue par maints dirigeants comme une menace. Le démos de l’école démocratique est à affranchir. Il est aussi à domestiquer. La «nécessité» de fonctionner désormais industrieusement selon la ratio des besoins réclame comme son corollaire l’«obligation» de participer selon la ratio des droits et des devoirs.

Voici posée l’antinomie moderne de l’éducation. L’éducation-besoin appelle l’éducation-adhésion, comme la nécessité appelle l’obligation. Les philosophes théoriciens de la laïcité – et, parmi eux, Henri Marion, premier titulaire, en 1883, de la nouvelle chaire de science de l’éducation à la Sorbonne – assignent clairement à la philosophie le soin d’assurer le tutorat de cette adhésion: penser l’éducation est bien, pour eux, un acte politique. Mais adhésion n’est pas allégeance. Par-delà Pestalozzi, Kant et Rousseau, c’est la référence socratique qui permet à ces philosophes éducateurs de se donner une bonne conscience par un certain entretien de la mauvaise.

L’éducation, avec Socrate, est devenue, en effet, une question pour philosophes, parce qu’avec Socrate la philosophie même est issue de la préoccupation d’un éducateur. Au milieu d’une époque dure, où la Grèce s’entredéchire, où l’arrivisme et la désinvolture des élites vont de pair avec la curiosité intellectuelle et l’esprit d’entreprise, Socrate pose la question de la mesure: que convient-il d’entreprendre et, plus spécifiquement, que convient-il de prétendre enseigner? Que convient-il de projeter d’apprendre? Qu’est-ce que la formation d’un homme, pour un dessein à la fois singulier et pluriel? La réponse socratique sera que «le cheval vaut mieux que le mors» (Platon, Lachès , 185d): l’éducable vaut mieux que les moyens dont on le dote. Voilà la naissance de l’homme «bel et bon», que les modernes appelleront à être pour soi-même son propre éducateur, et dont les postmodernes proclameront la mort.

Le rapport de l’éducation et de la philosophie tel que nous le recevons des penseurs du XIXe siècle ne sera pas vraiment modifié par les artisans de l’éducation nouvelle, quoi qu’il en soit des apparences et des polémiques. Il est marqué de l’ambivalence même de l’acte socratique. Ce dernier, en même temps qu’il est un acte de rupture, ne peut pas ne pas constituer un acte d’établissement, acte d’établissement de la rupture plus qu’acte de rupture de l’établissement. La philosophie des éducateurs philosophes patentés s’est trouvée instituée au XIXe siècle comme étant l’établissement propre de la pensée de rupture, au risque de ne plus rompre avec rien, quand célébrer l’autonomie des éducables devient son discours obligé. Mais le mouvement socratique, tout autant que comme un acte, peut être perçu comme un geste, donné à voir, le geste d’une excentricité dont la ciguë, bel et bien cherchée, vient consacrer la fonction monitoire. Ce geste hors du commun s’annonce en même temps geste exemplaire. La norme est, en vraie grandeur, hors gabarit. À chacun sa voie désormais, dans la fidélité à un daïmôn qui l’inspire. De cet autre lignage socratique, l’héritier est bien n’importe qui, au fur et à mesure que s’élargit le cercle du peuple autorisé à penser. C’est dire que tout éducable est le philosophe désigné de son éducation. Il n’a besoin que de nouveaux Socrates pour l’éveiller.

L’humanisme soumis à un double assaut

Cent ans après la leçon inaugurale de Henri Marion, le propos humaniste dont le XIXe siècle philosophique avait fait le slogan de l’éducation laïque moderne fait l’objet d’une récusation pratique et théorique en passe de devenir un fait de culture.

L’invitation à la mise en route de soi par soi ne pouvait être entendue en définitive que sur fond d’un «grand récit» (J.-F. Lyotard) qui lui conférât sa vraisemblance et son opportunité en lui fournissant sa métaphore. Prolongeant une vision théologique et téléologique de l’homme et du monde, le récit du progrès offrait la saga où légitimer, pêle-mêle, les entreprises de la modernité et, parmi elles, au rang d’excellence, l’éducation. L’intempérance du discours humaniste des philosophes éducateurs devait saper peu à peu son crédit quand ce discours allait coïncider dans le temps avec les échecs successifs de la civilisation, impuissante à empêcher son propre impérialisme de doter la planète d’un cortège de guerres, d’exactions, de massacres et de nuisances à l’échelle même de l’humanité.

Cet insupportable décalage entre les propos et les faits pouvait légitimer un double assaut dont les deux tensions se distinguent et s’entremêlent tout à la fois, tant dans les luttes pratiques pour le contrôle de l’éducation que dans le travail de la théorie, où leur jonction est recherchée comme le moyen de signer une problématique nouvelle de l’éducation, affranchie de l’antinomie de la modernité.

C’est d’abord une contestation militante pour les hommes contre l’«homme», poursuivant la logique de l’émancipation des peuples jusque dans le débordement de la démocratie par les masses. Le soupçon qui s’est amplifié depuis cent cinquante ans, au point d’être érigé aujourd’hui en certitude, est que ce discours de l’idéal a, parmi ses fonctions, de masquer la réalité de l’éducation. Pendant qu’on célèbre, en mots égalitaires, l’éducabilité essentielle d’un homme autonome et participant, se met en place, dans les faits inégalitaires, un dispositif méthodique d’exploitation des hommes. Construisant une alternative théorique, Marx et, après lui, les marxismes induisent le procès de cette conception inexpiablement fallacieuse de l’adhésion et, partant, de l’autonomie. Sous le prétexte d’un souci de coïncidence avec la nature humaine et avec sa socialité fondamentale, l’éducation bourgeoise libérale tente de forcer à adhérer à une société détestable. Pourtant, un philosophe marxiste tel que Georges Snyders (1971) ne craint pas de passer lui-même pour réactionnaire en affirmant que l’adhésion des êtres humains à la société humaine demeure une fin ultime de l’éducation, puisque cette adhésion ne représente pas autre chose pour les hommes que la reconnaissance même de leur identité. Le collectif humain est le sujet de l’éducation.

Un paradoxe pratique découle de cette inversion des termes et confine à une impossibilité dans la théorie: ce sont ceux qui prônent la conception la plus collectiviste de l’éducation qui, dans le même temps, doivent porter, par nécessité militante, la plus sévère critique de ce que fait l’actuelle collectivité pour assurer l’éducation. Le retour au «grand récit» n’est-il pas, dès lors, inévitable, et sous le mode de l’utopisme? La société vraiment communiste sera précisément celle qui aura dépassé l’antinomie démocratique. En attendant ce jour, les sociétés marxistes, après avoir ainsi redéfini l’adhésion à la condition humaine, ne semblent pas en mesure de l’obtenir des humains par des moyens bien différents de ceux de n’importe quelle orthodoxie.

La seconde tension que l’on peut percevoir dans l’assaut que subit le récit humaniste de l’éducation se diffuse dans le mouvement même de bouleversement des mœurs. La contestation y milite toujours pour les hommes contre l’homme. Mais l’émancipation qu’elle poursuit, c’est celle des êtres singuliers, jusqu’à la logique du débordement du raisonnable par le désirable. L’autonomie dont rêvaient les éducateurs libéraux reste, pour des yeux libertaires, trop marquée de réticence, trop respectueuse encore d’interdits qui sont trop vite salués, dans la ligne de Kant, comme une obligation de nature. L’idéal de l’éducation humaniste, que celle-ci soit «traditionnelle» ou «nouvelle», demeure, certes, un idéal de maîtrise, mais qui paie, au prix fort de la contention et du refoulement, la part belle qu’il confère à un sujet conscient et volontaire, surgissant tout armé du creuset de la sublimation.

C’est Fourier qui joue ici les précurseurs. C’est Nietzsche qui s’affirme comme le nouveau maître des sans maîtres. Et, parce qu’ils n’ont en définitive aucun contrôle sur la vulgate cosmopolite issue de leurs doctrines, ce sont peut-être les freudiens qui, transférant métaphoriquement à l’inconscient la capacité du projet, de l’«intussusception», de la ruse et du choix, se font les auxiliaires, malgré eux, du «grand récit» du désir, quand ce dernier se voit crédité d’un don de divination quasi infaillible et d’un droit quasi sacré à l’expression. Le malentendu est à la hauteur de l’enjeu: la dégradation théorique du sujet rationnel et raisonnable coïncide, dans le temps et la culture, avec l’exaspération consumériste des désirs et la recrudescence des peurs. L’effet d’émancipation, aux opportunités pourtant manifestes, risque de se perdre dans la cacophonie babélienne des différences érigées en critères ultimes de l’identité.

Le double assaut qu’on vient d’évoquer – conjugé avec celui de l’anthropologie, qui récuse la prétention humaniste à l’universalité – a-t-il eu raison du fragile modèle éducatif trop vite érigé en ultimum verbum du progrès? Aucune des tentatives pour lui trouver des substituts n’est en mesure de convaincre, si encore celles-ci ne font pas la preuve d’une médiocrité ou d’une perversité bien pires. Qu’un «freudo-marxisme» soit concevable et praticable demeure toujours à démontrer. La double dérive, à la fois conjointe et divergente, de la culture signifie son obsolescence à la problématique occidentale de l’éducation démocratique. Peut-on dire qu’elle conforte cette problématique, lui conférant un statut de «morale provisoire», et manifestant son intacte capacité à mettre en évidence l’énigme de tout projet d’éducation, y compris dans la condition postmoderne? Comprendre ce qu’il en est d’une tâche éducative qui a pour fonction de faire acquiescer à une identité reçue – de même que comprendre ce qu’il en est d’avoir à faire surgir une identité conquise – constitue aujourd’hui encore une invitation opportune et banale, opportune parce que banale. C’est peut-être, en effet, du côté des pratiques effectives qu’il faut chercher le fin mot transitoire d’un débat par trop marqué d’inflation verbale. Peut-être alors sera-t-il possible de vérifier – ce dont Kant avait déjà pris la mesure – que le banal est la condition même de la théorie éducative; mais il s’agit d’un banal qui n’est pas seulement la mise à l’épreuve ironique du grandiose, d’un banal qui offre, en vérité, à l’éducation rien de moins que le lieu propre de sa gloire, sous réserve que l’on se garde d’en dire à âme qui vive un mot plus haut que l’autre.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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